La danseuse, Modiano

 "Elle était assise au fond de la nef. Peu à peu, elle retrouvait son calme et la même sensation qu'au studio Wacker quand elle faisait ses exercices : la sensation de reprendre la maîtrise de son corps". 

Les romans de Modiano sont toujours une déambulation, l'écriture d'une recherche dans le temps et l'espace que ses personnages arpentent depuis des années. Il y a une religiosité du souvenir, des parcours rituels, des sonorités. 


Son dernier texte, La danseuse, ravive l’image d’une femme disparue qui le hante, donnant conjointement corps à l’absence et à la présence, permanences historiques à son œuvre. Chaque mot est une avancée et paradoxalement chaque pas, une dérobade. Pour savoir, il faudrait inlassablement s’approcher, déjouer les pièges de l’amnésie partielle, marcher toujours plus près, écrire et danser contre. Ce qu’il fait. Le travail de la forme, l’agencement des mots comme ceux des gestes de la danseuse sont une construction de sens. Jamais l’inverse. 

 La plume de Modiano aurait-t-elle quelque chose du phénakistiscope ?, ce jouet d'optique donnant l'illusion du mouvement attribué à la persistance rétinienne. Sans mouvement, il est impossible de construire l’image en elle-même fragmentaire. Or Modiano est un peu magicien. Dans l’immobilité et le mouvement qu’impose son rythme d’écriture, on ne cesse de s’arrêter, entre autres lieux, aux terrasses des café empoussiérés d’où surgissent, imprécis, les noms de ceux qui les ont fréquentés ; on fuit, une menace ancienne, puis l’on parcourt à nouveau l’espace autour, zone qui soudainement fait apparaitre au narrateur comme revenu de très loin un temps impénétrablement clos et déjà plus même. A la reconstitution impossible (la mémoire est un puzzle temporel avorté), il substitue ici le surgissement au sein de ce temps, seule vérité de l’image persistante. 

 "Brune? Non. Plutôt châtain foncé avec des yeux noirs. Elle est la seule dont on pourrait retrouver des photos. Les autres, sauf le petit Pierre, leurs visages se sont estompés avec le temps. D'ailleurs, c'était un temps où l'on prenait beaucoup moins de photos qu'aujourd'hui. 

Et pourtant certains détails demeurent assez présents. Il faudrait en faire une liste. Mais il serait très difficile de suivre l'ordre chronologique. Le temps qui a brouillé les visages a gommé aussi les points de repère. Il reste quelques morceaux d'un puzzle, séparés les uns des autres". 

La danseuse est un aboutissement, non dans l’évocation de ce qui y est raconté d’apparence anecdotique mais dans la façon dont l’auteur s’empare de sa matière, à l’affût des mystères et des voiles d'opacité que l'on soulève pour tenter de saisir, s'approcher de, retrouver, trouver. 

 Lire ce roman de Modiano, c’est une fois encore déambuler dans une forme du temps et dans la seule prise possible que l’on puisse tenir sur ce qui, par ailleurs, échappe.


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