D’APRES UNE HISTOIRE VRAIE, Delphine de Vigan.



La narratrice du dernier roman de De Vigan, irrite, agace, étonne, déroute, séduit, subjugue et nous ressemble bien souvent…


Elle est d’abord l’écrivain à succès qui reçoit des lettres haineuses, puis celle dont nous voudrions pouvoir être l’amie. C’est probablement ce à quoi L., second personnage principal du livre, songe en la voyant. Sorte de double maléfique dont le reflet ondoie sourdement, semble être un autre Je, à la fois étrangement la même et totalement autre. En une sorte de kaléidoscope humain des facettes de ces deux âmes dont les images se renverraient à l’infini, nous songeons  à ce qui a bien pu attirer ces protagonistes éperdues dans la nuit d’une fête improvisée…Delphine sortait tout juste d’un salon du Livre durant  lequel elle n’a cessé de lutter pour maintenir l’image de l’écrivain qu’elle a été lors de la publication de son précédent roman Rien ne s’oppose à la nuit. Son pendant féminin, sorte d’alter-égo, L, était là, comme une ombre tapie dans un coin sombre du salon d’où elle observe les gens se mouvoir, danser et rire... C’est un personnage qui guette, elle est forte et particulièrement belle. Elle dégage une assurance et une séduction naturelle qui comblent d’emblée la part défaillante de Delphine.
 Pourtant, ce soir-là, elles se parlent peu. Seule la présence magique des corps semble opérer. Plus tard, quand la fête est finie et que le réveil ramène à la raison, Delphine pense plus sérieusement à cette nouvelle rencontre. A cet instant, réalise-t-elle vraiment qu’il s’agit du début d’une longue histoire? Non. Pour le moment, elle se laisse guider et répond simplement présente à la volonté qu’L manifeste de la revoir... L’écrivain épuisée et seule dont les enfants ont fraîchement quitté le nid est, de toute façon, bien trop désabusée pour refuser.
S’accumulent alors tout un tas de détails. Ceux- ci ancrent le récit dans un réel qui pousse le lecteur à chercher le sens profond du titre : D’après une histoire vraie. Quelle part de la vérité est ici conservée? Où commence la fiction ? En un subtile et omniprésent chassé-croisé, ces deux composantes du récit s’imbriquent et se confondent. Tout l’intérêt du texte est là, dans cette confusion séduisante. Mais finalement, qu’importe où est le vrai et le faux, nous nous laissons porter jusqu’au bout, dans l’attente d’une clef qui permettrait de mieux comprendre l’origine profonde de cette bien étrange relation féminine.
Métaphore de l’écriture toute puissante qui ravage l’être et prend possession de l’auteur en train d’écrire ? Fusion inexplicable de deux êtres si proches que l’un peut se substituer à l’autre, devenir l’Autre ? La littérature sert ici à poser des questions plutôt qu’à apporter des réponses. De Vigan s’aventure sur les pas de Kundera dans L’identité* qui explore aussi les tréfonds de l’être humain et son fonctionnement multiple. Eco** pensait, lui, que la littérature est faite d’ambiguïtés que l’artiste exploite pour établir une relation privilégiée avec son lecteur ; cette même ambiguïté devenant alors l’un des atouts majeurs de l‘œuvre. Dans les pensées de la narratrice, elle-même auteur, nous accédons à un réel devenant fiction.  C’est ce qui est étrangement savoureux et déroutant. Nous reconnaissons François Busnel, son mari, qui voyage autour du monde en quête des auteurs les plus talentueux du moment. Il assure dans le roman comme dans la vraie vie chaque jeudi une célèbre émission littéraire sur France 5 dont la plupart des lettrés connaissent le nom. A nous de constater que le récit se crée bien, en effet, sous nos yeux d’Après une histoire vraie…
Dans le café où L et Delphine se découvrent le lendemain de la fête nous parviennent ensuite, et c’est le second intérêt de ce roman très réussi, des partitions bien connues qui nous sont familières : une jeune femme fragile qui se demande d’où lui vient son mal-être, la part de sa mère qu’elle contient malgré elle en son for intérieur ainsi que les efforts qu’elle entreprend pour s’en extraire, la raison qui expliquerait pourquoi elle n’arrive pas, parfois, à parler en public ou facilement de ce qui la touche vraiment à ceux qui lui sont chers… A la manière de Lou, l’héroïne de No et moi dans le précédent roman de l’auteur, Delphine convoque le souvenir de l’adolescente surdouée et trop sensible, une enfant entre deux âges qui ne parvient pas à être au monde comme les autres. Cette jeune enfant qui s’inquiète disproportionnément et qui a une vision du monde si juste mais trop aigüe, perméable à tout, se pourrait-il qu’elle soit devenue écrivain ? Résister à l’envie de passer au crible les précédents écrits de De Vigan sous le prisme du vrai/faux, de ce qui n’est que fruit de l’imagination ou pure vérité semble difficile. Le processus de création grand ouvert au lecteur se fait de plus en plus captivant.
Ce processus est aussi poussé à son paroxysme dans la psychologie des personnages et dans l’emprise que L prend sur Delphine. A force d’arguments de plus en plus violents, elle cherchera à tout faire pour que la vérité éclate au grand jour, écrite noir sur blanc, débarrassée de toute fiction, de toute « construction » dit-elle, de tout « artifice ». Face à ces idées parfaitement incarnées en L, Delphine tente de maintenir, du peu de forces qu’il lui reste, ses convictions profondes, celles défendues par Jules Renard qu’elle cite : «  Dès que la vérité dépasse cinq lignes, c’est du roman ».
Seulement, plus on avance dans le livre, moins Delphine écritPlus son angoisse de la page blanche devient concrête- elle ne peut ni tenir un stylo ni même frôler un clavier - plus L prend de l’ampleur, déployant majestueusement son flair animal et sa perfidie atroce. C’est un être dangereusement puissant. Le thriller n’est pas loin… Tout devient malsain, les indices s’accumulent dans un huis clos où nous cherchons maintenant les coupables. Le moindre geste anodin a l’air violent. L’intérieur blanc, parfait, sans âme qui vive ni passé dans lequel L vit, suspect. Et puis il y a ce drôle de travail qu’L assure : nègre pour de grandes vedettes. Est-ce la raison pour laquelle chez elle tout est si vide et toujours si secret ? Que doit-elle cacher de ce qu’elle est vraiment ? Pour pouvoir écrire la vie des autres, il faut visiblement y céder une part de soi-même…

 Quand la fascination de l’autre devient survie, jusqu’au peut-on aller ? Quelles possessions vont ici se jouer ? Si l’écriture permet bien souvent sous couvert de fictions d’échapper à nos vies, voilà de bien belles questions auxquelles ce roman répond. 



*Milan Kundera, L’identité.  ** Umberto Eco, L’œuvre ouverte.


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